🔴 L’IA est-elle un remède magique contre la médiocrité du réel ?

L'intelligence artificielle devient progressivement le sujet central pour Cybernetica, dans une perspective élargie.

Je prépare ma nouvelle présentation intitulée The Sovereign Way – New Rules for a New Internet pour la rentrée, qui intègre les concepts d'autonomie cognitive et de post-souveraineté. Si vous êtes intéressé par une présentation, contactez-nous.

Pour cette newsletter de début août, je vous propose une réflexion née d'un débat sur l'écriture avec l'IA. Je vous souhaite de bonnes vacances et nous nous retrouverons fin août pour de nouvelles newsletters et quelques surprises destinées aux abonnés payants.


Un des grands débats que j’ai régulièrement avec mes amis concerne la question de l’écriture et de l’IA. Est-elle un outil d’aide à l’écriture ou un outil d’édition et de finalisation?

Démarrer à partir d’une page blanche ne m’a jamais fait peur, mais éditer un texte pour qu’il puisse être publié a toujours été un bottleneck personnel.

À l’opposé, l’un de mes amis, qui a sorti de nombreux articles remarqués sur LinkedIn, me disait qu’il était l’exact inverse : demander à la machine de tout écrire, une forme d’accouchement, une maïeutique inversée où l’écriture ressemble à une sculpture, où l’erreur et le retour en arrière sont possibles.

Ce qui est vrai pour l’écriture l’est aussi pour la recherche.

Pour certains, comme moi, découvrir et annoter des documents lors d’une recherche fait partie du plaisir. Une réponse instantanée n’apporte jamais le même sentiment de « sentir le travail réalisé », même si j’en comprends le besoin pour de nombreuses personnes.

Cette question en est à ses tout débuts.

Il est évident que ce besoin de contourner les difficultés de certains travaux cognitifs va devenir la norme, même si le résultat n’est pas toujours à la hauteur de nos attentes.

Quand penser devient externalisable

Un des apports les plus sous-estimés de l’IA générative n’est pas qu’elle ait transformé nos capacités d’écriture, mais qu’elle ait redonné une forme de confiance à ceux qui n’avaient pas forcément le savoir ou l’envie d’écrire.

Les responsables de recrutement, incapables de discerner des CV parfaitement rédigés, la remercient !

Face à ce tsunami, tout le monde veut prendre le train en marche. L’IA séduit autant le consultant en retard sur ses plannings que les leaders du monde politique, qui espèrent utiliser ces nouvelles capacités cognitives pour gouverner. Comme si un bouton magique leur donnait instantanément la compréhension et les réponses à des problèmes complexes.

Cette volonté n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans la continuité de la délocalisation industrielle, où une partie de nos élites a vu dans la fermeture des usines une forme de libération cognitive, persuadées de ne plus avoir à gérer l’humain, l’ouvrier, les syndicats et leurs problèmes du quotidien.

Hélas, cette délocalisation les a aussi rendus totalement remplaçables. Si la gestion de l’humain ne fait plus partie de leurs attributions, alors n’importe quel manager peut assurer la gestion abstraite d’un système industriel.

Ce qui est intéressant, c’est que la génération qui a accéléré la désindustrialisation et la désinformatisation de la France n’avait pas compris que l’essentiel de la valeur se niche dans la friction nécessaire avec les ouvriers et dans l’amélioration permanente des lignes de production. Tesla, Apple, Nvidia tirent leur valeur de processus industriels d’une complexité inouïe.

Tim Cook

Quoi que l’on puisse penser d’un Elon Musk ou d’un Tim Cook, ils n’ont jamais oublié que le savoir-faire est un combat de tous les jours et une collaboration constante entre cols bleus et cols blancs.

Avec la généralisation de l’IA, la délocalisation cognitive représente aussi le risque de ne plus savoir quoi faire, perdu dans les données et les analyses d’IA trop loin du réel. Mais aussi une espérance.

Cette délocalisation cognitive n’est plus redoutée si elle devient une échappatoire, ne serait-ce qu’un instant, à la médiocrité du réel.

Refuser la médiocrité du réel

« Nous vivons dans un monde où la déception est devenue une forme d’expérience collective. » Eva Illouz, Explosive Modernité

La lecture du livre Explosive Modernité nous oblige à analyser et moderniser ce phénomène. Ce refus, incarné par Emma Bovary dans le roman de Flaubert, trouve un nouvel appel d’air avec l’IA générative, qui promet à chacun une version améliorée de soi, de son discours, de sa pensée.

Là où Emma Bovary rêvait par les livres, nous rêvons de ce que nous recrachent les écrans, les réseaux sociaux, les apps et ces interfaces d’optimisation de soi.

Au point que pour beaucoup, le quotidien devient insupportable non parce qu’il est douloureux, mais parce qu’il semble terne, lent, opaque. Ce que Flaubert décrivait comme drame bourgeois s’est modernisé : la vie réelle semble toujours moins désirable que sa version numérique augmentée.

Westworld (1973)

Dans ce contexte, l’IA joue un rôle ambigu. D’un côté, elle nous promet de « mieux écrire », plus vite, plus clairement, plus élégamment. De l’autre, elle renforce l’idée que notre pensée brute est insuffisante. Derrière chaque génération de texte, il y a une négation implicite : nous ne sommes pas assez.

Elle nous promet d’écrire mieux, mais en même temps, elle affaiblit l’idée même que notre pensée mérite d’être entendue telle qu’elle est.

L’IA devient ainsi le prolongement contemporain du Bovarysme : un outil qui permet d’améliorer l’expression de soi tout en accentuant le sentiment d’inadéquation avec le réel.

Elle nourrit l’idée que l’on peut contourner la médiocrité non en l’acceptant, mais en la réécrivant. L’écriture, activité lente et donc forcément déceptive, devient une interface fluide de la performance de soi. Il suffit de voir nos newsfeed LinkedIn.

Mais tout cela révèle aussi une instabilité : plus on écrit “mieux”, moins on se reconnaît dans ce qui est écrit.

L’IA ne nous donne pas accès à nous-mêmes, elle nous pousse à externaliser notre subjectivité, à la déléguer à un système supposé meilleur que nous. D’une certaine manière, ChatGPT a transformé l’écrit comme Instagram a transformé notre vision du réel. Une forme de perfection mise en scène.

C’est peut-être le vrai enjeu de cette délocalisation cognitive : un monde où tout le monde est « chercheur » sans chercher, scientifique sans savoir, et surtout leader sans se confronter à la difficulté.

Cette décennie à venir sera aussi une décennie de frustration, où nous nous heurtons à l’asymétrie entre nos aspirations augmentées et un réel brut et imparfait, avec un risque que l’IA ne supprime pas la médiocrité mais ne tente que d’en effacer la douleur.

Merci pour votre attention. Si ce contenu vous intéresse, pensez à passer à la formule payante avant l’augmentation prévue à la rentrée.

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