Je suis à Cannes pour quelques jours, dans le cadre de mon autre activité, qui est le nouveau studio de production cinématographique The Media Company, que j’ai cofondé avec Didier Lupfer et Édouard Boccon-Gibod. J’en reparlerai prochainement si cela vous intéresse.
Comme vous le savez, le cinéma est entré dans une mutation incroyablement complexe. D’un côté, la crise économique oblige quasiment tout le monde à se tourner vers des films plus conventionnels, avec des budgets restreints. Et en même temps, en raison d’une crise morale et intellectuelle, les plus gros succès — à savoir Adolescence, Severance, coécrite par mon amie, la très talentueuse Wei-Ning Yu, et évidemment Andor — ont démontré que le public veut et plébiscite des séries extrêmement exigeantes et complexes.
Le meilleur de Star War depuis l'Empire contre attaque.
Dans un monde de plus en plus complexe — et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai lancé Cybernetica — les gens ne veulent surtout pas se contenter de choses simples. Ce n’est pas une question rhétorique, mais un simple réflexe anxieux : nous nous obligeons à rationaliser ce qu’il se passe, avant parfois de l’approfondir.
Autrefois, la presse et la télévision jouaient ce rôle, notamment à travers les éditorialistes. Qu’on soit d’accord ou non, ils savaient pointer l’essentiel, ce qui nous obligeait à réfléchir. Aujourd’hui, la télévision remplit de nombreuses fonctions, mais elle n’est plus vraiment un espace pour cela.
Ce qui a, en grande partie, remplacé la critique politique aujourd’hui, ce sont les comédiens et les artistes, notamment aux États-Unis. Des one-man-shows qui sont, pour être honnête, les seuls à véritablement s’en emparer. Mais il y a aussi le cinéma. Et ce qui est fascinant, c’est que le cinéma — et en particulier les séries — n’a jamais été aussi politique. Qui aurait cru que Andor, une série dérivée de l’univers Star Wars, évoluerait vers une telle densité politique ? Elle montre la fabrique d’un monstre, l’Empire, à travers des personnages totalement dépassés par la machine de mort qu’ils contribuent malgré eux à faire tourner. Ce projet, rappelons-le, est produit par Disney. Disney qui, d’ailleurs, panique aujourd’hui, car le succès d’Andor est si massif qu’elle n’a aucune série intelligente en réserve pour en assurer la relève.
L’équivalent d’Andor pour le cinéma, c’est évidemment Le Brutaliste. J’ai eu la chance, hier, d’échanger avec l’un de ses coproducteurs. Ce qui me fascine, et que je soulignais durant notre discussion, c’est que parfois, un seul geste audacieux peut reconfigurer tout un secteur. Le succès d’un film comme Le Brutaliste dépasse largement celui d’une œuvre isolée : c’est le triomphe d’un choix éditorial courageux, dans un paysage de plus en plus normé, voire aseptisé. C’est affirmer qu’un film capable de défier les codes, les formats, et les logiques industrielles peut non seulement exister, mais aussi rencontrer son public. Et à partir de là , il devient bien plus qu’un objet artistique : il agit comme un révélateur, une force qui oblige l’ensemble du système à se repositionner, à repenser ses standards, ses récits et ses modèles.
À peine arrivé à Cannes, j’ai vu à quel point le cinéma est confronté à des contraintes nouvelles, mais aussi à une véritable opportunité de transformation.
Dans le monde du cinéma et de l’intelligence artificielle, mise à l’honneur comme vous l’imaginez, deux grandes approches coexistent.
La première consiste à créer un nouveau cinéma, entièrement fondé sur l’IA.
Mathieu Lorrain, avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger — quelqu’un que j’apprécie et que j’observe avec beaucoup d’intérêt — est le visage créatif de DeepMind. Ce qu’il explique est passionnant : la technologie change, mais les fondamentaux restent. Il dit que l’histoire demeure la constante dans un monde en pleine disruption. Les belles histoires, les bonnes histoires.
Une des questions que j’ai posées lors du panel, et qui nous touche tous, est la suivante : pourquoi et comment, dans un monde où l’on peut reprompter — c’est-à -dire demander à ChatGPT-3.0 de retrouver les prompts originaux utilisés par les artistes, pour ensuite reproduire leurs œuvres à l’identique — ou les faire évoluer — la qualité de ce que l’on voit risque-t-elle de stagner ? Il deviendra très difficile d’innover, d’être réellement différenciant, dans un monde où tout devient normé et copié.
Ce qui est certain, c’est que le monde de la publicité s’est déjà emparé de ces outils. Et une publicité de trente secondes produite par l’IA, avec quelques concessions visuelles mineures, est déjà une réalité.
Attention : faire un film avec l’IA requiert énormément de temps. Kevin Abosch, l’un des pionniers du domaine, était présent à Cannes avec son film Shitcoin, que je n’ai malheureusement pas pu voir. Il m’a expliqué par le passé qu’il construisait ses propres modèles, et que, fondamentalement, la clé de tout ce qui se fait dans ce domaine réside dans la création de modèles personnalisés.
Mon sentiment est que l’IA, aujourd’hui, mesurée en tokens, est extrêmement coûteuse. Et si l’on la mesure en coût mensuel facturé à l'utilisateur, on se rend compte que Google, Runway et les autres doivent investir massivement car tout est déficitaire. D’un côté, il y a les utilisateurs semi-professionnels, qui expérimentent avec ces outils dans un cadre créatif contraint, et qui iront jusqu’au bout de leurs crédits — mais rarement au-delà , faute de budget. De l’autre, les professionnels, que les plateformes espèrent séduire avec des accords-cadres sur plusieurs films, en misant sur leur capacité à dépenser des fortunes en tokens pour industrialiser la production.
La deuxième approche — celle sur laquelle nous nous appuyons — consiste à intégrer l’IA au cœur du processus de fabrication d’un film, dès la phase de préproduction.
Dans un monde sous contrainte financière et temporelle, cela permet de faire des choses incroyables.
Depuis six mois, nous avons mis en place, au sein du studio, une méthode de travail complètement nouvelle. Elle est largement inspirée de ce que je fais dans le cadre de mes recherches avec Cybernetica, une newsletter que je rédige seul, mais avec l’aide d’une quinzaine d’agents intelligents — une sorte de Central Intelligent Agentics — qui parcourent le web en permanence.
Pour nos films, l’IA nous permet d’aller au bout de la proposition créative. On peut imaginer des prévisualisations, des scènes, et surtout, un véritable travail collaboratif dès le départ entre le réalisateur, le scénariste, l’équipe du film et l’intelligence artificielle. Utiliser l’IA pour co-brainstormer est, à mon avis, fascinant — et encore largement sous-exploité.
Quelqu’un l’a très bien résumé : dans le monde de l’IA, soit elle est utilisée comme un outil, soit elle est considérée comme une collaboratrice. Pour ma part, c’est cette seconde approche qui m’intéresse. Une collaboration avec des intelligences créatives remarquables ou l'on autorise l’IA à proposer des idées.
Alors oui, la question, aujourd’hui, c’est d’apprendre à maîtriser ces outils. Mais pour revenir à ce que je disais plus tôt : s’en servir uniquement pour prolonger des narratifs ou des visions du monde déjà normés, ce serait passer à côté de leur véritable potentiel.
Ce que j’attends de l’IA dans le cinéma, ce n’est pas qu’elle disrupte pour disrupter, ou qu’elle bouscule le marché pour le plaisir de le bousculer. Ce que j’attends, c’est qu’un film fait avec elle — pleinement, lucidement — vienne, lui, changer les règles du jeu. Comme The Brutalist l’a fait. Comme Andor. Comme tous ces projets nés de paris incompris, que personne n’attendait, et qui, une fois sortis, rejoignent immédiatement le panthéon des meilleurs films.
Pour les quelques jours à venir, je continuerai à être réveillé par le bruit des vagues le matin. Une expérience que j’avoue très agréable. Si vous êtes membre de Cybernetica à Cannes, évidemment, un meetup s’impose. Sinon, on se retrouve très vite pour une prochaine newsletter.

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