En sortant dâun cafĂ©, je suis tombĂ© sur un lecteur de Cybernetica qui mâavouait avoir Ă©tĂ© un utilisateur quotidien depuis la crĂ©ation. Au fil de notre conversation, il mâa convaincu dâĂ©crire Ă ce sujet pour lâanniversaire dâun produit dont je nâimaginais pas une carriĂšre aussi longue.

memory lane
Le 15 septembre 2005, depuis un café parisien, je lançais la toute premiÚre version de netvibes. Lancer un produit web en anglais était quelque chose de nouveau. TrÚs rapidement, le site intrigue TechCrunch, qui nous propose rapidement de venir à leur barbecue à Atherton dans la Silicon Valley. Mike tombe de sa chaise quand je lui dis que je suis basé à Paris.
Ce sera le dĂ©but dâune aventure complĂštement folle qui va bousculer tous les codes de la crĂ©ation de start-up en France. Ăquipe internationale, communication exclusivement en anglais, et cerise sur le gĂąteau : Ă part un business angel, aucun de nos investisseurs nâest français. Mais le plus important, câest que netvibes propose un produit qui nâexistait nulle part ailleurs, ce que la VallĂ©e appelle crĂ©er une nouvelle catĂ©gorie de produits consumers (la voie royale de la tech).
Vingt ans aprĂšs, elle garde ce statut Ă part qui lâempĂȘche dâentrer dans une des cases bien polissĂ©es de la tech française.
LâidĂ©e de Netvibes Ă©tait trĂšs simple. Je me retrouvais face Ă une explosion des flux dâinformations dont jâĂ©tais friand pour mon propre blog et je nâarrivais plus Ă suivre. DâoĂč lâidĂ©e de construire une page de dĂ©marrage sur le navigateur pour centraliser et accĂ©der facilement aux informations pertinentes.
La page de dĂ©marrage (start page) a Ă©tĂ© inventĂ©e par Netscape en 1995 pour aider les gens Ă savoir oĂč naviguer sur le net. Mais cette page Ă©tait exactement la mĂȘme pour tous.
Netvibes a lancĂ© la premiĂšre page dâaccueil personnalisable par chaque utilisateur, trĂšs simple Ă configurer. Il sâagissait de permettre aux utilisateurs de choisir prĂ©cisĂ©ment ce quâils voulaient et de leur donner un contrĂŽle total de leur environnement. Chaque utilisateur avait une page diffĂ©rente et unique.
Tout est allĂ© trĂšs vite, quelques jours aprĂšs le lancement (jâavais enregistrĂ© le nom lorsque jâhabitais Ă San Francisco en me promettant de ne lâutiliser quâun jour si jâavais un projet sympa), je reçois un appel sur mon mobile. CâĂ©tait le patron dâune des plus grandes entreprises de mĂ©dias au monde, qui me disait quâil trouvait le produit cool et quâil me proposait un million de dollars pour lâacheter. Quelques jours avant, jâavais reçu un email de Marc Andreessen qui voulait investir (il sera notre premier business angel).
Câest peut-ĂȘtre Ă ce moment-lĂ que je comprends vraiment ce quâest ĂȘtre entrepreneur. Je dĂ©cline lâoffre et lui propose plutĂŽt de crĂ©er deux widgets pour deux de ses chaĂźnes tĂ©lĂ©, puisquâelles disposent dĂ©jĂ dâun flux RSS. Il me rĂ©pond par un mail enthousiaste et souhaite me rencontrer dĂšs mon passage Ă Los Angeles. Il en parle ensuite au patron de Disney qui, depuis sa voiture, mâappelle pour me demander la mĂȘme chose aprĂšs avoir vu les widgets de son concurrent.
Je dois trouver un serveur pour absorber une capacitĂ© dĂ©jĂ saturĂ©e et rassembler une Ă©quipe capable de concrĂ©tiser les projets ambitieux que jâai en tĂȘte.
En quelques mois, la base de Netvibes sera posĂ©e grĂące Ă une Ă©quipe de pionniers remarquables, recrutĂ©s Ă travers toute lâEurope, qui donnera au produit son identitĂ© unique.

En configurant des widgets Ă lâarchitecture modulaire, les utilisateurs pouvaient commencer leur journĂ©e sur une seule page regroupant toutes leurs actualitĂ©s et des informations pratiques comme la mĂ©tĂ©o.
Mais le super pouvoir de Netvibes, câĂ©tait le focus : choisir ce qui comptait vraiment pour soi au milieu dâun bruit informationnel permanent. Aucun algorithme, aucun dark pattern, aucun contenu imposĂ© et un design neutre. Il nâĂ©tait mĂȘme pas nĂ©cessaire de crĂ©er un compte, sauf pour sauvegarder sa page et y accĂ©der depuis un autre navigateur.
Et trĂšs rapidement, nous avons ajoutĂ© les notes, les to-do lists, lâaperçu des derniers emails et, plus tard, le widget Facebook. On pouvait alors condenser toute sa vie numĂ©rique de lâĂ©poque sur une seule page.

MĂȘme si câest un peu ce quâon retrouve aujourdâhui sur lâiPhone, lâidĂ©e de rendre Ă lâutilisateur le contrĂŽle total de sa vie numĂ©rique Ă©tait addictive. Google et Microsoft avaient leur propre « Netvibes », mais centrĂ© sur leurs services. Pendant ce temps, Netvibes se diffusait viralement aux Ătats-Unis.
Au sommet de notre gloire, nous Ă©tions devenus la troisiĂšme page dâaccueil personnalisĂ©e aux Ătats-Unis, derriĂšre Yahoo et Google mais devant Microsoft et AOL, un accomplissement dont nous nâavons pas toujours pleinement mesurĂ© lâimportance en interne.
Il faut rappeler quâĂ lâĂ©poque, Chrome nâexistait pas encore et que Google ne bĂ©nĂ©ficiait pas des synergies avec son propre navigateur. Il Ă©tait encore possible de se faire une place entre leurs parts de marchĂ©.
CrĂ©er quelque chose dâentiĂšrement nouveau a beaucoup plu. Nos utilisateurs du monde entier mĂ©ritaient dâavoir une version adaptĂ©e Ă leur pays et, Ă lâĂ©poque, nous avons lancĂ© une initiative jamais tentĂ©e auparavant : un site collaboratif de traduction de Netvibes qui nous a permis dâouvrir dans toutes les langues. Le corse, par exemple, me rappelle souvent un ami qui en avait fiĂšrement assurĂ© la traduction.
Notre rupture avec les conventions de ce que devait ĂȘtre une start-up a suscitĂ© beaucoup dâintĂ©rĂȘt aux Ătats-Unis. En France, je mâefforçais dâinsuffler dans Netvibes une vision proche de celle que jâavais apprise Ă Mountain View, avec un twist de produit et de design trĂšs parisien, et une volontĂ© dâembrasser le monde dans sa totalitĂ© et sa diversitĂ©. Je croyais que chacun a son propre chemin culturel et informationnel Ă cultiver et que la personnalisation constituait la valeur Ă long terme du produit.
DĂšs sa crĂ©ation, Netvibes est devenu lâĂ©picentre des Ă©changes entre Paris et la Silicon Valley. Jâinvitais mes amis de la VallĂ©e en marge du Web, la confĂ©rence parisienne, de Michael Arrington, le crĂ©ateur de TechCrunch, Ă Jason Calacanis, qui anime aujourdâhui le podcast All-In. Et, en retour, ils me le rendaient bien.
Une reconnaissance internationale
Netvibes a Ă©tĂ© la premiĂšre start-up française de produit Ă ĂȘtre vĂ©ritablement encensĂ©e dans la Silicon Valley : de TechCrunch au MIT, Ă la ConfĂ©rence Web 2.0, Ă mon profil dans Business 2, jusquâĂ la rubrique Personal Tech du Wall Street Journal, qui Ă©crivait que nous avions un meilleur produit que Yahoo!, et mĂȘme Ă la une du Guardian.

Jâai rĂ©cemment retrouvĂ©, dans les archives de ma mĂšre, une liste impressionnante de prix et dâarticles que jâavais oubliĂ©s. Nous avons rĂ©ellement bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune couverture presse exceptionnelle.
Cette couverture, on la doit beaucoup Ă Vincent, qui sâoccupait de nos relations presse et qui nous a permis de sĂ©duire la Silicon Valley sans perdre notre Ăąme europĂ©enne et parisienne (au bon sens du terme).
Avec le recul, ma plus grande rĂ©ussite est dâavoir Ă©tĂ© adoubĂ© comme une vĂ©ritable start-up de produits dans la Silicon Valley. Je me rappelle ma premiĂšre rencontre avec Mark Zuckerberg : en mâinvitant Ă son bureau, il mâa montrĂ© son navigateur et, sur lâun des onglets, figurait sa page Netvibes.
Un peu plus tard, avec ses Ă©quipes, nous avons dĂ©veloppĂ© le premier widget basĂ© sur une Ă©bauche initiale de Facebook Connect. Ce moment reste un souvenir amer, car il me rappelle que Facebook nous avait proposĂ© en avant-premiĂšre dâĂȘtre prĂ©sents sur leur plateforme.
Pour des raisons qui me restent encore en travers de la gorge, lâun de mes investisseurs et une partie de mon Ă©quipe commerciale, uniquement focalisĂ©s sur leurs bonus liĂ©s aux versions en marque blanche, ont complĂštement « undermined » le projet et, au final, nous nâavons pas Ă©tĂ© inclus dans les discussions finales.
Lâun dâeux mâa mĂȘme confiĂ© quâils ne croyaient pas au succĂšs de Facebook et que mon idĂ©e de lâutiliser comme outil de viralitĂ© (je voulais que les utilisateurs partagent leurs liens sur le newsfeed pour faire connaĂźtre un article Ă leurs amis et, en mĂȘme temps, construire la marque) ne marcherait jamais !
Jâai retenu la leçon : jâaurais dĂ» mâinstaller directement dans la Silicon Valley plutĂŽt que de faire confiance Ă une Ă©quipe commerciale qui nâavait aucune intention de suivre mes recommandations et qui me filtrait les informations. Jâaurais aussi dĂ» nommer un directeur produit pour encadrer lâĂ©quipe en France et consacrer davantage de temps aux acteurs dĂ©tenant les clĂ©s de notre croissance.
Car, en plus des rĂ©seaux sociaux, nous avons ratĂ© la rĂ©volution du mobile. Et pourtant, grĂące Ă mes amis dâEngadget, je me suis retrouvĂ© Ă ĂȘtre la quatriĂšme personne au monde Ă acheter un iPhone.
lancement de l'iphone 2007 Apple Store de San francisco
Cette vidéo, filmée sur un Blackberry à l'Apple Store de SF, avait été ouverte quelques minutes avant le lancement officiel pour la presse.
Je me souviens ĂȘtre rentrĂ© immĂ©diatement Ă mon hĂŽtel et, aprĂšs avoir enfin pu activer lâiPhone avec une carte bleue française, avoir allumĂ© le tĂ©lĂ©phone. LâĂ©vidence sâimposait : nous devions ĂȘtre prĂ©sents sur cet appareil. Jâappelle mon designer, malgrĂ© lâheure tardive, et en quelques jours nous mettons en place un prototype mobile web.
Mais Ă lâĂ©poque, nous aurions dĂ» approcher Apple et nous positionner sur leur plateforme mobile en prĂ©paration. Quelques jours plus tard, jâĂ©tais pourtant dĂ©jĂ de retour Ă Paris, engluĂ© dans la politique interne dâune start-up qui nâaurait jamais dĂ» en avoir. Impossible de lancer ce projet.
Câest lĂ que jâai compris lâune des rĂšgles essentielles de la technologie, que je rappelle souvent Ă tout entrepreneur qui lance sa start-up sur un segment nouveau.
Il y a dâabord la disruption initiale sur laquelle on bĂątit, puis vient la disruption dans la disruption. La premiĂšre, câĂ©tait le web 2.0, et nous avions pris le train en tĂȘte. La deuxiĂšme fut celle des rĂ©seaux sociaux, qui allaient transformer la dynamique de croissance (share) et, Ă terme, remplacer les flux (newsfeed). La troisiĂšme, câĂ©tait le mobile, qui allait bouleverser les habitudes de consommation. Ne pas ĂȘtre prĂ©sent sur ce support avec une application de qualitĂ© signifiait laisser lâespace Ă quelquâun dâautre.
Faire du B2C, câest accepter de changer et de pivoter pour exister lĂ oĂč se trouvent les utilisateurs, avec les produits dont ils auront besoin. Impossible de se satisfaire du statu quo. Il faut donc sâentourer de personnes qui comprennent vraiment cette exigence.
Mon intuition, Ă lâĂ©poque, Ă©tait la bonne, mais lâun de mes investisseurs et une partie de lâĂ©quipe dirigeante ne la partageaient pas. Mes choix Ă©taient de plus en plus contestĂ©s pour des raisons tactiques. Lâobjectif de lâun de mes business angels Ă©tait de prendre ma place ou de crĂ©er suffisamment de drame interne pour que mes investisseurs acceptent de fusionner ma sociĂ©tĂ© avec la sienne.
Avec le recul, les choses Ă©taient claires : une tentative de prise de pouvoir. Je nâai pas compris tout de suite pourquoi. Jâai seulement vu un espace de crĂ©ation pure et de bonnes volontĂ©s se transformer en un lieu toxique, marquĂ© par les calculs politiques et les manipulations. Il Ă©tait difficile de lutter Ă la fois contre la concurrence externe et les rivalitĂ©s internes. Je nâavais jamais vu autant dâego, de mauvaise foi et de manipulation. Et je nâai pas rĂ©ussi Ă protĂ©ger lâĂ©quipe qui voulait continuer Ă innover.
Jamie Zawinski, qui fut l'un des premiers ingénieurs de Netscape en 1994, le résume mieux que moi cette situation :
« Le problÚme, et la raison pour laquelle j'ai quitté Netscape, c'est que l'entreprise est passée d'un lieu rempli de gens qui voulaient construire une grande entreprise à un lieu rempli de gens qui voulaient simplement travailler dans une grande entreprise. La seconde culture a gagné. »
Et Ă un moment, la mort dans lâĂąme, jâai dĂ» faire de mĂȘme. Je suis parti trois ans aprĂšs avoir créé Netvibes.
Jâavais le sentiment dâavoir Ă©chouĂ©. Jâai pris sur moi et ignorĂ© les rumeurs qui ont suivi mon dĂ©part, certaines ayant mĂȘme Ă©tĂ© lancĂ©es par des employĂ©s dont jâavais matĂ©riellement et socialement changĂ© la vie. Je me suis dit quâil me restait encore beaucoup Ă apprendre de la nature humaine.
Et puis, un jour, endormi sur le siÚge arriÚre d'une voiture qui roulait de San Francisco à Los Angeles, j'ai eu l'idée de ma prochaine boßte.

Fallait-il créer Netvibes en France ?
Un des grands apports de Netvibes, câest que, pendant un temps, nous avions mis la France sur la carte de lâinnovation. Je me rappelle cette interview de Fox qui parlait de Netvibes de maniĂšre dithyrambique et disait : « Câest incroyable, cette sociĂ©tĂ© vient de France. »
Pour beaucoup de gens, notamment aux Ătats-Unis, câĂ©tait complĂštement anachronique. Une entreprise capable de produire un produit dâune telle qualitĂ© Ă lâĂ©poque, et en plus aussi « cool », ne pouvait pas, dans leur esprit, ĂȘtre française.
Le web 2.0, pour lâEurope, a Ă©tĂ© une phase de crĂ©ation incroyable, mais il nây avait absolument aucun soutien. En France, Ă aucun moment, nous nâavons Ă©tĂ© Ă©paulĂ©s par les diffĂ©rents gouvernements.
Nous avons Ă©tĂ© beaucoup copiĂ©s par les trĂšs gros acteurs, qui ont tous commencĂ© Ă sâinspirer de nos widgets et de nos designs, mais aussi en Chine, oĂč il y a eu vingt-cinq versions de Netvibes dont certaines nâavaient mĂȘme pas pris la peine de changer le JavaScript quâelles avaient copiĂ©. MĂȘme Orange, au lieu de nous soutenir, avait choisi de produire une pĂąle copie de notre service aprĂšs un rendez-vous avec leurs Ă©quipes. Parfois, je me dis que les rĂšgles sont plus dures, mais aussi plus fair, dans la Silicon Valley.
Jâentretiens une relation ambivalente avec cela. GrĂące Ă notre audience mondiale, nous bĂ©nĂ©ficions du meilleur des deux mondes : Paris et San Francisco.
- Ă San Francisco, on nous adorait (surtout depuis notre soirĂ©e lĂ©gendaire Ă la confĂ©rence Web 2.0), mais jâai toujours eu le sentiment que Netvibes nâavait jamais vraiment Ă©tĂ© acceptĂ© dans lâĂ©cosystĂšme traditionnel de la tech française.
- Nous avions cassĂ© les codes de lâĂ©poque, et cela ne plaisait pas Ă tout le monde. Un VC parisien trĂšs connu a passĂ© son temps Ă raconter, dans tous les dĂźners en ville, que câĂ©tait le chaos chez nous et que nous allions droit dans le mur. Jâavais du mal Ă comprendre pourquoi tant de haine.
- En quelques annĂ©es, jâai accumulĂ© une expĂ©rience prĂ©cieuse sur ce qui fonctionne â et ne fonctionne pas â dans lâĂ©cosystĂšme français : les piĂšges des associations avec certains business angels, lâimportance cruciale du choix de lâĂ©quipe de direction, la structuration du dĂ©veloppement produit en contexte international. Jâapprenais sur le tas et, sâil y avait beaucoup de gens pour me donner leur avis, peu avaient vraiment lâexpĂ©rience internationale et produit.
Mais quelques annĂ©es plus tard, lâun des grands patrons amĂ©ricains dâun fonds qui avait investi chez nous mâa confiĂ© en apartĂ© : « We failed you. I should have spent more time to help. » Je lâai remerciĂ©, tout en sachant quâil Ă©tait absorbĂ© par la croissance fulgurante de Facebook.
Ben Horowitz mâavait dit un jour que le rĂŽle dâun VC nâĂ©tait pas de remplacer un fondateur, mais de lâentourer pour lui permettre dâamplifier le moment oĂč il est au sommet de son art.
Et câest exactement lâimpression que jâai eue, malgrĂ© les remous internes, lâespace dâun instant.
Au sommet de son art, mĂȘme l'espace d'un instant
Netvibes a reçu lâun des prix les plus prestigieux de la tech, les Crunchies Awards, en remportant la catĂ©gorie start-up internationale.

Les Crunchies Ă©taient considĂ©rĂ©s comme les Oscars du web, et le fait quâun projet nĂ© dans un cafĂ© parisien soit rĂ©compensĂ© et cĂ©lĂ©brĂ© par toute la Silicon Valley a Ă©tĂ© un grand moment de fiertĂ©. Pendant un temps, nous avons Ă©tĂ© au sommet de notre art. Les dirigeants de Google, Yahoo, Apple et Facebook regardaient ce que nous faisions avec envie. Un sentiment vertigineux.
Puis, comme pour tout le monde, le monde a tournĂ© et on est passĂ© Ă autre chose. Mon ami Dave Morin lâavait parfaitement rĂ©sumĂ© : dĂšs lâarrivĂ©e de lâiPhone, le nouvel art de rĂ©ussir est devenu celui des apps natives, dont le modĂšle et le design nâavaient rien Ă voir avec ce que nous avions appris sur le web.
Vingt ans plus tard, lâhĂ©ritage de Netvibes vit dans les entreprises fondĂ©es par dâanciens collaborateurs et dans les inspirations quâelle a suscitĂ©es. Mais elle nâest presque plus citĂ©e par la presse ou par les politiques. Câest dâailleurs vrai pour toute cette Ă©poque incroyable.
Jâai souvent trouvĂ© dommage que lâhistoire des pionniers du web français et la contribution de Netvibes et Jolicloud dans la bataille pour Ă©viter que le monde numĂ©rique ne soit dominĂ© uniquement par quelques entreprises de la Silicon Valley ne soient pas davantage mises en avant dans le narratif de la French Tech. Ces expĂ©riences, mĂȘme imparfaites, recĂšlent pourtant des leçons prĂ©cieuses pour les nouvelles gĂ©nĂ©rations dâentrepreneurs.
Quand je suis dans la Silicon Valley, ce qui me frappe, câest que lâhistoire de la tech, avec ses succĂšs, ses Ă©checs et ses demi-succĂšs (je considĂšre Netvibes comme un demi-succĂšs, et je garde surtout la curiositĂ© de savoir ce qui se serait passĂ© si nous Ă©tions allĂ©s jusquâau bout de la vision que jâavais), reste essentielle pour comprendre le monde de la tech.
On ne peut pas comprendre lâiPhone sans connaĂźtre General Magic, Palm Pilot, Go Corporation et des dizaines de sociĂ©tĂ©s qui ont Ă©chouĂ©. Dâailleurs, mon livre prĂ©fĂ©rĂ© Ă lâĂ©poque sur les start-up Ă©tait Startup de Jerry Kaplan. LâĂ©chec de son projet, qui visait Ă crĂ©er lâune des premiĂšres tablettes au monde, expliquait parfaitement pourquoi.
Ce qui est un Ă©chec Ă un moment donnĂ© peut devenir un succĂšs plus tard. Une partie des Ă©quipes de General Magic a contribuĂ© Ă la crĂ©ation de lâiPhone. De nombreux participants Ă des projets avortĂ©s ont ensuite conçu, en interne chez Google, Facebook et dâautres, de nouveaux produits.
Quels enseignements ?
Netvibes mâa appris plusieurs choses.
- Tout dâabord, dĂ©velopper un produit B2C Ă vocation mondiale depuis la France reste un dĂ©fi, mĂȘme si lâĂ©cosystĂšme français a beaucoup Ă©voluĂ© en vingt ans.
En France, chaque fois que lâon parle de crĂ©er le prochain Google, le nouveau Facebook ou le futur OpenAI, cela finit presque toujours par devenir du service ou du B2B. Câest lâADN de la tech française.
Avec lâIA, nous avons pourtant une nouvelle occasion de concevoir des produits globaux en utilisant notre diffĂ©rence culturelle europĂ©enne comme avantage compĂ©titif.
Il y a eu quelques succĂšs : Zenly, Sparrow, Sunrise, mĂȘme si Sunrise, dĂ©veloppĂ© par plusieurs de mes anciens ingĂ©nieurs de Jolicloud, a Ă©tĂ© créé aux Ătats-Unis.
Jâai Ă©coutĂ©, comme beaucoup de gens, le discours dâArthur Mensch de Mistral AI dans lâĂ©mission Quotidien. Arthur a Ă©tĂ© trĂšs clair en expliquant que Mistral devenait une entreprise technologique B2B et de services. Jâaurais aimĂ© les voir suivre les traces de Netvibes et partir Ă lâassaut des consommateurs. Mais câest Claude et deepseek qui jouent aujourdâhui le rĂŽle de challenger de ChatGPT.
- Lâautre chose, câest que le monde nâest jamais statique. La question Ă se poser est de savoir quel est le bon cycle pour repartir.
Câest ce que jâai appris avec Jolicloud, ma start-up suivante.
Ce quâil y a de nouveau dans le monde dans lequel nous vivons, câest que la gĂ©opolitique et la recomposition de la tech chinoise autour des LLM open source offrent une opportunitĂ© incroyable Ă lâEurope. Jâadore Ă©voquer, dans mes confĂ©rences, lâinnovation par divergence et câest peut-ĂȘtre le moment de la tenter.
Car lâIA est une rĂ©volution technoculturelle et lâEurope a forcĂ©ment quelque chose de diffĂ©rent Ă offrir.
Construire pour le nouvel internet
Aujourdâhui, nous sommes plongĂ©s au cĆur dâun choc thermique entre un monde dĂ©terministe (le logiciel dâhier) et un monde non dĂ©terministe (les LLM et les espaces latents).
Câest donc le moment idĂ©al pour rĂ©flĂ©chir et inventer de nouvelles choses.
Câest ce que je fais avec mon nouveau projet Earth is a Beta Test, lancĂ© ce 15 septembre, comme lâavaient Ă©tĂ© Netvibes et Jolicloud.
Jâaime lâidĂ©e dâopĂ©rer Ă la frontiĂšre entre le monde dĂ©terministe et le monde non dĂ©terministe, et dâimaginer les couches manquantes entre les deux. Jâai manquĂ© le virage du mobile parce que je nâaimais pas lâidĂ©e de dĂ©velopper sur une plateforme contrĂŽlĂ©e par dâautres. LâIA, elle, ressemble encore Ă une page blanche oĂč lâon peut Ă©crire et crĂ©er librement. Jâai mis du temps Ă le comprendre, et aujourdâhui je ressens un moment dâintense crĂ©ativitĂ©. Certes, beaucoup trop dâargent a Ă©tĂ© investi dans lâinfrastructure, mais cela signifie simplement que certains acteurs disparaĂźtront et que dâautres revendront leur infrastructure Ă une nouvelle gĂ©nĂ©ration dâinvestisseurs. LâIA, câest un peu comme Eurotunnel Ă lâĂ©poque.
En sâĂ©loignant des grandes manĆuvres industrielles, câest aussi dans les ordinateurs et les puces locales que naĂźtra lâinnovation. Ă nous de transformer cette Ă©nergie brute en produits utiles.
Je remercie cet abonnĂ© qui mâa rappelĂ© lâimportance de rendre enfin hommage Ă Netvibes et qui mâa rappelĂ© que ma passion premiĂšre a toujours Ă©tĂ© de crĂ©er des produits.
Lâavenir est incertain, turbulent, mais passionnant. Letâs build !
bonus : Archives de presse
quelques archives du web que ma mÚre avait gardé .