Je reviendrai sur la bulle et le modĂšle Ă©conomique de lâintelligence artificielle dans une prochaine newsletter.
Alors que je prĂ©pare mes slides pour le Web Summit de Lisbonne, dans le cadre de lâAI Summit, une question me revient sans cesse et mâinquiĂšte : lâidĂ©ologie du travail sans effort et sans employĂ©s que lâIA semble enfin permettre.
Je me demande mĂȘme si cette idĂ©e nâest pas plus prĂ©occupante que la bulle de lâinfrastructure elle-mĂȘme, en ouvrant la voie Ă une forme de mĂ©diocritĂ© cumulative (compound mediocrity).
La découverte de la compétence
Jâai eu la chance de commencer le piano trĂšs jeune, Ă quatre ans et demi. Ă huit ans, jâĂ©tais sĂ©lectionnĂ© pour le premier prix du conservatoire. Et Ă dix ans, je me retrouvai Ă faire mon premier concert public dans la grande salle de la mairie du troisiĂšme arrondissement.
Ă peine mon nom annoncĂ©, je me retrouvai dans une salle immense, terrorisĂ© Ă lâidĂ©e de devoir jouer devant autant de gens. Puis, une fois assis, mes doigts ont pris le relais de la peur. De maniĂšre mĂ©canique aux premiĂšres notes, puis le contrĂŽle humain revient pour donner ce que la technique ne contrĂŽle pas : les nuances.
Je nâai jamais su si câĂ©tait la synesthĂ©sie, la douceur et lâexigence de ma professeure de piano, ou lâimposante mais discrĂšte supervision de Monsieur Girard, le chef dâorchestre qui dirigeait le conservatoire du quatriĂšme arrondissement, qui mâavaient poussĂ© au-delĂ de mes limites.
Car on apprend rapidement avec les annĂ©es une chose : si vous souhaitez jouer du Chopin, du Liszt, du Scriabine ou du BartĂłk, la facilitĂ© nâexiste pas. Seules des heures et des heures de rĂ©pĂ©tition permettent de bĂątir la mĂ©moire musculaire dâun morceau. Cette mĂ©moire qui permet aux doigts dâavoir Ă la fois la vitesse et la prĂ©cision, pour vous permettre dâaccĂ©der au Graal : les nuances.
Avoir les trois dans un morceau dâune complexitĂ© technique incroyable tient du miracle et ne peut sâacquĂ©rir que par la combinaison dâun travail acharnĂ© de la mĂ©moire technique et de lâivresse sentimentale au moment de jouer. Il mâaura fallu des annĂ©es pour comprendre ce que cette exigence apporte en termes de formation du caractĂšre, dâendurance et de rapport au rĂ©el.
Et puis, quand on arrĂȘte de jouer avec cette exigence quotidienne, câest la chute rapide. Le dĂ©sespoir de voir ses compĂ©tences se dĂ©liter Ă toute vitesse. Je nâose imaginer ce que doit subir un athlĂšte en arrĂȘtant la compĂ©tition et son entraĂźnement aprĂšs avoir Ă©tĂ© au sommet de la puissance.
Je lâai compris trois ans aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© le conservatoire. Pour le Bac option musique, jâai rejouĂ© pĂ©niblement, trĂšs pĂ©niblement, un morceau que je jouais parfaitement Ă mes 13 ans. Quand lâexaminateur mâannonce ma note, je nâarrive pas Ă cacher ma honte, ça ne le valait pas.
En mĂȘme temps, je mâĂ©tais rendu compte dâavoir vĂ©cu pendant des annĂ©es dans une bulle qui tirait le meilleur de moi. En trois ans, la mĂ©moire musculaire disparaĂźt, la capacitĂ© Ă dĂ©chiffrer les notes sâamenuise, et tout ce que lâon sait de la musique se transforme en souvenirs Ă©pars.
Dâun clavier Ă lâautre
En mĂȘme temps, jâavais aussi quittĂ© un clavier pour un autre. Lâinformatique Ă©tait entrĂ©e dans mon quotidien et les heures de rĂ©pĂ©tition de Hanon troquĂ©es contre des heures de dĂ©sassemblage des ROM dâordinateurs pour y comprendre les instructions magiques et ingĂ©nieuses que leurs constructeurs avaient glissĂ©es pour les plus curieux dâentre nous.

Et dans le monde de la musique, les cadences plagales ont Ă©tĂ© remplacĂ©es par les patterns de la TR-808 et de la 909, et les morceaux de samples en apparence mal coupĂ©s mais dont la rĂ©pĂ©tition crĂ©e un groove inimitable, devenant une mĂ©lodie rythmique en elle-mĂȘme. J Dilla Ă©tant, a posteriori, lâabsolu gĂ©nie de ces collages inimitables.
J Dilla - sunbeams
Curieusement, câest le hacking qui mâa reconnectĂ© Ă cette discipline : comprendre comment les choses fonctionnent, en voir les failles, les dĂ©sassembler et les reconstruire.
Car on lâoublie trop souvent aujourdâhui, mais les annĂ©es 80 et 90 permettaient Ă une personne de dĂ©construire seule un ordinateur, un programme ou une calculatrice pour en comprendre le fonctionnement intime.
Un peu comme Niels Bohr, qui a Ă©tĂ© le dernier scientifique Ă avoir une connaissance encyclopĂ©dique de toute la physique avant que la dĂ©couverte de lâatome nâoblige les physiciens Ă choisir un domaine dâexpertise.

La rupture de lâinformatique pour ma gĂ©nĂ©ration, câest lâarrivĂ©e dâun monde oĂč lâon ne peut plus comprendre seul, mais en Ă©quipes. Le documentaire From Bedrooms to Billions raconte cette transition pour le jeu vidĂ©o, avec lâarrivĂ©e de la PlayStation qui introduira une rupture dans la façon de faire des jeux.
Quand les premiers outils dâIA sont arrivĂ©s, la premiĂšre des questions que je me suis posĂ©es est de savoir si nous pourrions Ă nouveau retrouver ce pouvoir. Mais hĂ©las, nous ne travaillons pas sur le matĂ©riau de base (raw material), les donnĂ©es brutes, mais sur un modĂšle qui les a absorbĂ© et qui les recrache de maniĂšre imparfaite.
Dans un monde oĂč ce qui est compliquĂ© devient facile, quâest-ce qui est compliquĂ© ?
Et de se demander, dans ce monde dâabstraction, si la compĂ©tence rĂ©elle, pas celle qui est feinte, nâa jamais Ă©tĂ© aussi sexy.
Le monde qui ne valorise plus la compétence
Câest aussi pour cela que jâai absolument adorĂ© le film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite, qui nous rappelle Ă quel point lâexpertise dans un monde aussi dangereux que le nĂŽtre est importante.
Face Ă la menace dâun missile nuclĂ©aire, nous voyons la machine humaine, ses Ă©motions face aux procĂ©dures de sĂ©curitĂ©, processus et automatismes, qui rappellent que mĂȘme avec la puissance des scĂ©narios et la plus grande capacitĂ© de calcul, la dĂ©cision humaine nâa pas de prix.
Câest au moment du Covid quâon sâest aperçu que beaucoup de gens qui voulaient des postes Ă responsabilitĂ©s parce que cela faisait bien sur leur CV ne voulaient pas des responsabilitĂ©s en cas de crise. Mais aussi ceux qui, sur le papier, avaient les compĂ©tences, mais nâavaient pas les capacitĂ©s humaines de prendre les dĂ©cisions.
Ce dĂ©bat de la compĂ©tence, dans un monde du fake it till you make it, oĂč la prĂ©sence sur TikTok sert de programme politique, et la mise en scĂšne consiste Ă sâentourer de gens compĂ©tents pour feindre la sienne, sera au cĆur de nos dĂ©cisions de 2027.
Car une des choses que lâon apprend, câest que la compĂ©tence commence par le cĂŽtĂ© besogneux, le travail invisible, quâon ne peut pas mettre en scĂšne. Ces rĂ©pĂ©titions de piano, avant la chance, peut-ĂȘtre, de jouer un concert lâespace de 30 minutes.
Câest un peu ce que nous raconte House of Dynamite. DerriĂšre les 20 minutes dâattaque nuclĂ©aire, ce sont des annĂ©es de rĂ©flexions, des annĂ©es de conceptions, de scĂ©narisation, dâefforts pour trouver les bonnes personnes.
La seule chose qui est sĂ»re, câest que je ne suis pas certain que nous voulions de nos politiques actuels dans le film de Bigelow.
Car le monde de lâIA est en train de tracer une voie royale Ă la pensĂ©e moyenne.
Nous avons dĂ©jĂ parlĂ© de lâIA work slop, cette enshittification de la pensĂ©e en entreprise, qui commence Ă toucher la classe politique Ă lâhorizon de 2027.
Le film de Kathryn Bigelow ne se contente pas de poser la question dâaccepter de mettre des gens mĂ©diocres Ă des postes de responsabilitĂ©. Elle nous rappelle que dans un monde oĂč lâIA change la perception de la compĂ©tence (et de la qualitĂ© artistique), notre tolĂ©rance envers la mĂ©diocritĂ© dans les sphĂšres dirigeantes augmente.
Dans son film, elle a fait le choix de prendre des gens sĂ©rieux et compĂ©tents, ce qui a Ă©tĂ© perçu comme une critique sanglante de lâactuelle administration amĂ©ricaine.
Cela nâa pas tardĂ©, car le ministĂšre de la DĂ©fense amĂ©ricain a immĂ©diatement contestĂ© les statistiques de rĂ©ussite du dĂŽme de protection des Ătats-Unis prĂ©sentĂ©es dans le film, en expliquant quâelles Ă©taient bien meilleures que ce que disait le film.

Mais la compĂ©tence nâest pas tout. Dans un autre de ses films, Zero Dark Thirty, qui raconte la traque de Ben Laden et qui est disponible en ce moment sur Netflix, Bigelow met en avant une personne trĂšs compĂ©tente mais controversĂ©e quâelle transforme en hĂ©roĂŻne.
Il sâagit Ă©videmment dâAlfreda Frances Bikowsky, entrĂ©e Ă la CIA dans les annĂ©es 1990 et spĂ©cialisĂ©e dans le contre-terrorisme. Elle a travaillĂ© Ă lâAlec Station, lâunitĂ© chargĂ©e de traquer Oussama ben Laden.

Son rĂŽle a Ă©tĂ© dĂ©terminant dans la chasse Ă Al-QaĂŻda, mais aussi trĂšs controversĂ© : elle a soutenu et supervisĂ© le programme dâinterrogatoires renforcĂ©s (en gros, la torture) aprĂšs le 11 septembre.
MalgrĂ© des erreurs impardonnables, notamment la rĂ©tention dâinformations destinĂ©es au FBI avant les attentats du 11 septembre, elle a Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©e sous Barack Obama pour sa contribution Ă lâopĂ©ration ayant menĂ© Ă la mort de Ben Laden, recevant une distinction interne de la CIA.
Plusieurs Ćuvres de fiction se sont inspirĂ©es dâelle :
- Dans Zero Dark Thirty (2012), elle devient Maya, jouĂ©e par Jessica Chastain : portrait dâune analyste obsessionnelle qui mĂšne la traque jusquâĂ Abbottabad.
- Dans The Looming Tower (2018), elle apparaßt sous le nom de Diane Marsh, interprétée par Wrenn Schmidt : une version plus politique, montrant les tensions entre la CIA et le FBI avant le 11 septembre.
- Dans le film Rendition (2007), elle apparaßt sous le nom de Corrine Whitman, interprétée par Meryl Streep.
Devons-nous vraiment choisir entre la compĂ©tence froide de ceux qui nâont ni sentiments, ni empathie, ni parfois mĂȘme honnĂȘtetĂ©, et la douce incompĂ©tence de ceux qui ne savent pas faire grand-chose, mais paraissent sympathiques en buvant des biĂšres sur TikTok ?
Un ami formule la question autrement : pour une opĂ©ration, prĂ©fĂšre-t-on un chirurgien dâune compĂ©tence absolue ou quelquâun dâagrĂ©able, dont on ignore tout du parcours ?
Présenté ainsi, la réponse semble aller de soi.
Car lâarrivĂ©e de lâIA coĂŻncide avec un changement de gĂ©nĂ©ration profond, une pĂ©riode de transition entre ceux qui ont bĂąti le monde de lâaprĂšs-guerre, avec ses institutions, ses modĂšles Ă©conomiques et ses valeurs, et ceux qui, dans les dix prochaines annĂ©es, devront en hĂ©riter, le comprendre, le maintenir ou le transformer, voire choisir de le laisser sâeffondrer.
LâIA, la paresse et la mĂ©diocritĂ©
LâIA est-elle un palliatif Ă la mĂ©diocritĂ© de ceux qui pensent quâil ne faut plus apprendre ?
Comment allons-nous faire, alors que notre dĂ©mographie envoie chaque jour Ă la retraite ceux qui dĂ©tiennent encore les compĂ©tences du monde rĂ©el ? La pression se reporte dĂ©sormais sur la gĂ©nĂ©ration X, longtemps restĂ©e coincĂ©e entre des baby-boomers qui monopolisent toujours lâattention et des plus jeunes dĂ©jĂ tournĂ©s vers dâautres horizons.
LâIA gĂ©nĂ©rative et les produits quâelle promeut rĂ©vĂšlent un clivage grandissant : celui entre une idĂ©ologie de lâexĂ©cution sans effort et celle du travail comme valeur et comme exigence.
Depuis lâarrivĂ©e de ChatGPT, lâidĂ©e que lâon peut, et mĂȘme quâil faudrait, exĂ©cuter par la paresse sâest imposĂ©e. Vibe coding, vibe marketing, suivre le fil de lâeau est devenu une mĂ©thode de travail Ă part entiĂšre.
AssociĂ©e Ă un certain manque de goĂ»t, cette tendance produit des images fades pour accompagner des textes qui semblent tous issus de la mĂȘme machine. En moins dâun an, nombre de consultants ayant surfĂ© sur cette vague se sont complĂštement dĂ©monĂ©tisĂ©s sur LinkedIn, victimes de cette paresse culmulative.
Car dâune certaine façon, eux plus que quiconque auraient dĂ» explorer lâautre versant de lâIA, celui de lâexĂ©cution par le travail.
Quand tous les outils sont conçus pour nous pousser Ă faire moins, plus vite, il devient presque un devoir moral de sâen servir pour faire mieux, avec davantage de profondeur.
Pour obtenir cet optimum de crĂ©ativitĂ© et de productivitĂ©, il faut sortir du schĂ©ma classique de lâIA. Ăcrire un texte uniquement Ă partir de prompts semble totalement non professionnel, sauf si vous devez simplement rĂ©pondre rapidement Ă des emails.
Transformer son processus de crĂ©ation et de travail pour lâadapter Ă lâIA demande du temps et de lâeffort. Pour ma part, je pars du stylo-plume et du papier pour formaliser mes idĂ©es, je fais mes recherches Ă la fois avec lâIA et dans les livres, et je conserve, puis Ă©dite Ă la main, ma hiĂ©rarchie dâidĂ©es. Sans cela, lâIA risque de me faire changer dâavis ou de me faire perdre le fil de ma pensĂ©e.
Pour apprendre, car nous apprenons tous dans ce nouveau monde, il faut sâinspirer des artistes qui travaillent avec lâIA, capables de mĂȘler outils de production et de crĂ©ation tout en prĂ©servant la cohĂ©rence de leur vision.
Face Ă lâeffondrement dĂ©mographique des compĂ©tences, il faudra accepter que travailler dans lâunivers de lâIA demandera plus dâeffort, surtout au dĂ©but, le temps de construire sa propre baseline.
Je crois aussi que la valeur des produits et des interfaces conversationnelles devra Ă©voluer pour permettre Ă chacun de donner le meilleur de lui-mĂȘme. La plupart des outils que nous utilisions avant lâIA ne sont plus vraiment adaptĂ©s Ă ce que nous avons Ă accomplir. Câest une occasion rare dâinventer de nouveaux produits et de nouvelles maniĂšres de crĂ©er.
Jâen reparlerai prochainement. Quâen pensez-vous ?
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