🔮 Peut-on surmonter l’idĂ©ologie du travail sans effort ?

Dans un monde oĂč tout ce qui est difficile devient facile, qu'est ce qui reste difficile ?

🔮 Peut-on surmonter l’idĂ©ologie du travail sans effort ?
Barton Fink 1991

Je reviendrai sur la bulle et le modĂšle Ă©conomique de l’intelligence artificielle dans une prochaine newsletter.

Alors que je prĂ©pare mes slides pour le Web Summit de Lisbonne, dans le cadre de l’AI Summit, une question me revient sans cesse et m’inquiĂšte : l’idĂ©ologie du travail sans effort et sans employĂ©s que l’IA semble enfin permettre.

Je me demande mĂȘme si cette idĂ©e n’est pas plus prĂ©occupante que la bulle de l’infrastructure elle-mĂȘme, en ouvrant la voie Ă  une forme de mĂ©diocritĂ© cumulative (compound mediocrity).

La découverte de la compétence

J’ai eu la chance de commencer le piano trĂšs jeune, Ă  quatre ans et demi. À huit ans, j’étais sĂ©lectionnĂ© pour le premier prix du conservatoire. Et Ă  dix ans, je me retrouvai Ă  faire mon premier concert public dans la grande salle de la mairie du troisiĂšme arrondissement.

À peine mon nom annoncĂ©, je me retrouvai dans une salle immense, terrorisĂ© Ă  l’idĂ©e de devoir jouer devant autant de gens. Puis, une fois assis, mes doigts ont pris le relais de la peur. De maniĂšre mĂ©canique aux premiĂšres notes, puis le contrĂŽle humain revient pour donner ce que la technique ne contrĂŽle pas : les nuances.

Je n’ai jamais su si c’était la synesthĂ©sie, la douceur et l’exigence de ma professeure de piano, ou l’imposante mais discrĂšte supervision de Monsieur Girard, le chef d’orchestre qui dirigeait le conservatoire du quatriĂšme arrondissement, qui m’avaient poussĂ© au-delĂ  de mes limites.

Car on apprend rapidement avec les annĂ©es une chose : si vous souhaitez jouer du Chopin, du Liszt, du Scriabine ou du BartĂłk, la facilitĂ© n’existe pas. Seules des heures et des heures de rĂ©pĂ©tition permettent de bĂątir la mĂ©moire musculaire d’un morceau. Cette mĂ©moire qui permet aux doigts d’avoir Ă  la fois la vitesse et la prĂ©cision, pour vous permettre d’accĂ©der au Graal : les nuances.

Avoir les trois dans un morceau d’une complexitĂ© technique incroyable tient du miracle et ne peut s’acquĂ©rir que par la combinaison d’un travail acharnĂ© de la mĂ©moire technique et de l’ivresse sentimentale au moment de jouer. Il m’aura fallu des annĂ©es pour comprendre ce que cette exigence apporte en termes de formation du caractĂšre, d’endurance et de rapport au rĂ©el.

Et puis, quand on arrĂȘte de jouer avec cette exigence quotidienne, c’est la chute rapide. Le dĂ©sespoir de voir ses compĂ©tences se dĂ©liter Ă  toute vitesse. Je n’ose imaginer ce que doit subir un athlĂšte en arrĂȘtant la compĂ©tition et son entraĂźnement aprĂšs avoir Ă©tĂ© au sommet de la puissance.

Je l’ai compris trois ans aprĂšs avoir arrĂȘtĂ© le conservatoire. Pour le Bac option musique, j’ai rejouĂ© pĂ©niblement, trĂšs pĂ©niblement, un morceau que je jouais parfaitement Ă  mes 13 ans. Quand l’examinateur m’annonce ma note, je n’arrive pas Ă  cacher ma honte, ça ne le valait pas.

En mĂȘme temps, je m’étais rendu compte d’avoir vĂ©cu pendant des annĂ©es dans une bulle qui tirait le meilleur de moi. En trois ans, la mĂ©moire musculaire disparaĂźt, la capacitĂ© Ă  dĂ©chiffrer les notes s’amenuise, et tout ce que l’on sait de la musique se transforme en souvenirs Ă©pars.

D’un clavier à l’autre

En mĂȘme temps, j’avais aussi quittĂ© un clavier pour un autre. L’informatique Ă©tait entrĂ©e dans mon quotidien et les heures de rĂ©pĂ©tition de Hanon troquĂ©es contre des heures de dĂ©sassemblage des ROM d’ordinateurs pour y comprendre les instructions magiques et ingĂ©nieuses que leurs constructeurs avaient glissĂ©es pour les plus curieux d’entre nous.

Logical Device basé dans le Colorado permettait de copier des ROM pirates


Et dans le monde de la musique, les cadences plagales ont Ă©tĂ© remplacĂ©es par les patterns de la TR-808 et de la 909, et les morceaux de samples en apparence mal coupĂ©s mais dont la rĂ©pĂ©tition crĂ©e un groove inimitable, devenant une mĂ©lodie rythmique en elle-mĂȘme. J Dilla Ă©tant, a posteriori, l’absolu gĂ©nie de ces collages inimitables.

J Dilla - sunbeams


Curieusement, c’est le hacking qui m’a reconnectĂ© Ă  cette discipline : comprendre comment les choses fonctionnent, en voir les failles, les dĂ©sassembler et les reconstruire.

Car on l’oublie trop souvent aujourd’hui, mais les annĂ©es 80 et 90 permettaient Ă  une personne de dĂ©construire seule un ordinateur, un programme ou une calculatrice pour en comprendre le fonctionnement intime.

Un peu comme Niels Bohr, qui a Ă©tĂ© le dernier scientifique Ă  avoir une connaissance encyclopĂ©dique de toute la physique avant que la dĂ©couverte de l’atome n’oblige les physiciens Ă  choisir un domaine d’expertise.

J'aime bien l'idĂ©e d'avoir J Dilla et Niels Bohr Ă  quelques paragraphes de la mĂȘme newsletter.

La rupture de l’informatique pour ma gĂ©nĂ©ration, c’est l’arrivĂ©e d’un monde oĂč l’on ne peut plus comprendre seul, mais en Ă©quipes. Le documentaire From Bedrooms to Billions raconte cette transition pour le jeu vidĂ©o, avec l’arrivĂ©e de la PlayStation qui introduira une rupture dans la façon de faire des jeux.

Quand les premiers outils d’IA sont arrivĂ©s, la premiĂšre des questions que je me suis posĂ©es est de savoir si nous pourrions Ă  nouveau retrouver ce pouvoir. Mais hĂ©las, nous ne travaillons pas sur le matĂ©riau de base (raw material), les donnĂ©es brutes, mais sur un modĂšle qui les a absorbĂ© et qui les recrache de maniĂšre imparfaite.

💡
Ce qui pose la question de pouvoir ĂȘtre compĂ©tent dans un monde non dĂ©terministe oĂč l’approximation est la rĂšgle.
Dans un monde oĂč ce qui est compliquĂ© devient facile, qu’est-ce qui est compliquĂ© ?


Et de se demander, dans ce monde d’abstraction, si la compĂ©tence rĂ©elle, pas celle qui est feinte, n’a jamais Ă©tĂ© aussi sexy.

Le monde qui ne valorise plus la compétence


C’est aussi pour cela que j’ai absolument adorĂ© le film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite, qui nous rappelle Ă  quel point l’expertise dans un monde aussi dangereux que le nĂŽtre est importante.

Face Ă  la menace d’un missile nuclĂ©aire, nous voyons la machine humaine, ses Ă©motions face aux procĂ©dures de sĂ©curitĂ©, processus et automatismes, qui rappellent que mĂȘme avec la puissance des scĂ©narios et la plus grande capacitĂ© de calcul, la dĂ©cision humaine n’a pas de prix.

C’est au moment du Covid qu’on s’est aperçu que beaucoup de gens qui voulaient des postes Ă  responsabilitĂ©s parce que cela faisait bien sur leur CV ne voulaient pas des responsabilitĂ©s en cas de crise. Mais aussi ceux qui, sur le papier, avaient les compĂ©tences, mais n’avaient pas les capacitĂ©s humaines de prendre les dĂ©cisions.

Ce dĂ©bat de la compĂ©tence, dans un monde du fake it till you make it, oĂč la prĂ©sence sur TikTok sert de programme politique, et la mise en scĂšne consiste Ă  s’entourer de gens compĂ©tents pour feindre la sienne, sera au cƓur de nos dĂ©cisions de 2027.

Car une des choses que l’on apprend, c’est que la compĂ©tence commence par le cĂŽtĂ© besogneux, le travail invisible, qu’on ne peut pas mettre en scĂšne. Ces rĂ©pĂ©titions de piano, avant la chance, peut-ĂȘtre, de jouer un concert l’espace de 30 minutes.

C’est un peu ce que nous raconte House of Dynamite. DerriĂšre les 20 minutes d’attaque nuclĂ©aire, ce sont des annĂ©es de rĂ©flexions, des annĂ©es de conceptions, de scĂ©narisation, d’efforts pour trouver les bonnes personnes.

La seule chose qui est sĂ»re, c’est que je ne suis pas certain que nous voulions de nos politiques actuels dans le film de Bigelow.

Car le monde de l’IA est en train de tracer une voie royale Ă  la pensĂ©e moyenne.

Nous avons dĂ©jĂ  parlĂ© de l’IA work slop, cette enshittification de la pensĂ©e en entreprise, qui commence Ă  toucher la classe politique Ă  l’horizon de 2027.

Le film de Kathryn Bigelow ne se contente pas de poser la question d’accepter de mettre des gens mĂ©diocres Ă  des postes de responsabilitĂ©. Elle nous rappelle que dans un monde oĂč l’IA change la perception de la compĂ©tence (et de la qualitĂ© artistique), notre tolĂ©rance envers la mĂ©diocritĂ© dans les sphĂšres dirigeantes augmente.

Dans son film, elle a fait le choix de prendre des gens sĂ©rieux et compĂ©tents, ce qui a Ă©tĂ© perçu comme une critique sanglante de l’actuelle administration amĂ©ricaine.

Cela n’a pas tardĂ©, car le ministĂšre de la DĂ©fense amĂ©ricain a immĂ©diatement contestĂ© les statistiques de rĂ©ussite du dĂŽme de protection des États-Unis prĂ©sentĂ©es dans le film, en expliquant qu’elles Ă©taient bien meilleures que ce que disait le film.

Pentagon Frets Over ‘A House of Dynamite’ Nuclear Doomsday Film
The plot of A House of Dynamite, the new thriller from Academy Award winner Kathryn Bigelow, hinges on — spoiler alert — US missile defenses failing to knock down a nuclear-tipped intercontinental ballistic missile headed for Chicago.


Mais la compĂ©tence n’est pas tout. Dans un autre de ses films, Zero Dark Thirty, qui raconte la traque de Ben Laden et qui est disponible en ce moment sur Netflix, Bigelow met en avant une personne trĂšs compĂ©tente mais controversĂ©e qu’elle transforme en hĂ©roĂŻne.

Il s’agit Ă©videmment d’Alfreda Frances Bikowsky, entrĂ©e Ă  la CIA dans les annĂ©es 1990 et spĂ©cialisĂ©e dans le contre-terrorisme. Elle a travaillĂ© Ă  l’Alec Station, l’unitĂ© chargĂ©e de traquer Oussama ben Laden.

Wrenn Schmidt dans Looming Tower (2018)

Son rĂŽle a Ă©tĂ© dĂ©terminant dans la chasse Ă  Al-QaĂŻda, mais aussi trĂšs controversĂ© : elle a soutenu et supervisĂ© le programme d’interrogatoires renforcĂ©s (en gros, la torture) aprĂšs le 11 septembre.

MalgrĂ© des erreurs impardonnables, notamment la rĂ©tention d’informations destinĂ©es au FBI avant les attentats du 11 septembre, elle a Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©e sous Barack Obama pour sa contribution Ă  l’opĂ©ration ayant menĂ© Ă  la mort de Ben Laden, recevant une distinction interne de la CIA.

Plusieurs Ɠuvres de fiction se sont inspirĂ©es d’elle :

  • Dans Zero Dark Thirty (2012), elle devient Maya, jouĂ©e par Jessica Chastain : portrait d’une analyste obsessionnelle qui mĂšne la traque jusqu’à Abbottabad.
  • Dans The Looming Tower (2018), elle apparaĂźt sous le nom de Diane Marsh, interprĂ©tĂ©e par Wrenn Schmidt : une version plus politique, montrant les tensions entre la CIA et le FBI avant le 11 septembre.
  • Dans le film Rendition (2007), elle apparaĂźt sous le nom de Corrine Whitman, interprĂ©tĂ©e par Meryl Streep.

Devons-nous vraiment choisir entre la compĂ©tence froide de ceux qui n’ont ni sentiments, ni empathie, ni parfois mĂȘme honnĂȘtetĂ©, et la douce incompĂ©tence de ceux qui ne savent pas faire grand-chose, mais paraissent sympathiques en buvant des biĂšres sur TikTok ?

Un ami formule la question autrement : pour une opĂ©ration, prĂ©fĂšre-t-on un chirurgien d’une compĂ©tence absolue ou quelqu’un d’agrĂ©able, dont on ignore tout du parcours ?

Présenté ainsi, la réponse semble aller de soi.

Car l’arrivĂ©e de l’IA coĂŻncide avec un changement de gĂ©nĂ©ration profond, une pĂ©riode de transition entre ceux qui ont bĂąti le monde de l’aprĂšs-guerre, avec ses institutions, ses modĂšles Ă©conomiques et ses valeurs, et ceux qui, dans les dix prochaines annĂ©es, devront en hĂ©riter, le comprendre, le maintenir ou le transformer, voire choisir de le laisser s’effondrer.

L’IA, la paresse et la mĂ©diocritĂ©

L’IA est-elle un palliatif Ă  la mĂ©diocritĂ© de ceux qui pensent qu’il ne faut plus apprendre ?
Comment allons-nous faire, alors que notre dĂ©mographie envoie chaque jour Ă  la retraite ceux qui dĂ©tiennent encore les compĂ©tences du monde rĂ©el ? La pression se reporte dĂ©sormais sur la gĂ©nĂ©ration X, longtemps restĂ©e coincĂ©e entre des baby-boomers qui monopolisent toujours l’attention et des plus jeunes dĂ©jĂ  tournĂ©s vers d’autres horizons.

L’IA gĂ©nĂ©rative et les produits qu’elle promeut rĂ©vĂšlent un clivage grandissant : celui entre une idĂ©ologie de l’exĂ©cution sans effort et celle du travail comme valeur et comme exigence.

Depuis l’arrivĂ©e de ChatGPT, l’idĂ©e que l’on peut, et mĂȘme qu’il faudrait, exĂ©cuter par la paresse s’est imposĂ©e. Vibe coding, vibe marketing, suivre le fil de l’eau est devenu une mĂ©thode de travail Ă  part entiĂšre.

AssociĂ©e Ă  un certain manque de goĂ»t, cette tendance produit des images fades pour accompagner des textes qui semblent tous issus de la mĂȘme machine. En moins d’un an, nombre de consultants ayant surfĂ© sur cette vague se sont complĂštement dĂ©monĂ©tisĂ©s sur LinkedIn, victimes de cette paresse culmulative.

Car d’une certaine façon, eux plus que quiconque auraient dĂ» explorer l’autre versant de l’IA, celui de l’exĂ©cution par le travail.

Quand tous les outils sont conçus pour nous pousser à faire moins, plus vite, il devient presque un devoir moral de s’en servir pour faire mieux, avec davantage de profondeur.

Pour obtenir cet optimum de crĂ©ativitĂ© et de productivitĂ©, il faut sortir du schĂ©ma classique de l’IA. Écrire un texte uniquement Ă  partir de prompts semble totalement non professionnel, sauf si vous devez simplement rĂ©pondre rapidement Ă  des emails.

Transformer son processus de crĂ©ation et de travail pour l’adapter Ă  l’IA demande du temps et de l’effort. Pour ma part, je pars du stylo-plume et du papier pour formaliser mes idĂ©es, je fais mes recherches Ă  la fois avec l’IA et dans les livres, et je conserve, puis Ă©dite Ă  la main, ma hiĂ©rarchie d’idĂ©es. Sans cela, l’IA risque de me faire changer d’avis ou de me faire perdre le fil de ma pensĂ©e.

Pour apprendre, car nous apprenons tous dans ce nouveau monde, il faut s’inspirer des artistes qui travaillent avec l’IA, capables de mĂȘler outils de production et de crĂ©ation tout en prĂ©servant la cohĂ©rence de leur vision.

Face Ă  l’effondrement dĂ©mographique des compĂ©tences, il faudra accepter que travailler dans l’univers de l’IA demandera plus d’effort, surtout au dĂ©but, le temps de construire sa propre baseline.

Je crois aussi que la valeur des produits et des interfaces conversationnelles devra Ă©voluer pour permettre Ă  chacun de donner le meilleur de lui-mĂȘme. La plupart des outils que nous utilisions avant l’IA ne sont plus vraiment adaptĂ©s Ă  ce que nous avons Ă  accomplir. C’est une occasion rare d’inventer de nouveaux produits et de nouvelles maniĂšres de crĂ©er.

J’en reparlerai prochainement. Qu’en pensez-vous ?


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