Introduction
Après une longue pause, et en attendant une nouvelle formule de Cybernetica à la fin du mois, j'avais envie de vous parler de ce qui me passionne et m'occupe en ce moment. Il n'existe pas encore de nom officiel pour l'évolution du réseau qui nous intéresse, donc je lui ai donné le nom de New Internet.
Le New Internet annonce une réinvention de l'architecture numérique dans laquelle nous allons vivre, mais aussi des changements culturels profonds dans un monde qui se cherche géopolitiquement et économiquement.
Cette vision qui définira la prochaine décennie m'a convaincu de revenir avec un nouveau projet.
Un monde à nouveau bien plus clair
Lors de ma première conférence de la rentrée pour le Digital Summr, devant un public d'entrepreneurs du logiciel, j'ai donné le ton : trois ans après l'arrivée de ChatGPT, et après le brouillard de l'innovation qui a suivi, le monde numérique n'a jamais été aussi clair qu'il ne l'était en 1994, quand le web devenait réalité et allait entraîner le monde de l'informatique dans la plus grande réorganisation de son histoire.
Avec l'IA générative, il m'a fallu trois ans pour comprendre et ressentir la même chose, mais pour des raisons souvent différentes. Quand beaucoup célèbrent un platform shift, je m'intéresse surtout au cultural vibeshift qu'entraîne l'accès universel aux intelligences à la demande.
Le parallèle avec les débuts de l'Internet est saisissant.
Dans le rapport Bangemann de la Commission européenne de 1994 sur les autoroutes de l’information, il y avait un tout petit paragraphe où l’internet était mentionné tout en majuscules INTERNET. Avec ce commentaire : nobody OWNS INTERNET. Le net était déjà vu comme un réseau important mais parmi tant d’autres.

Je me rappelle aussi que Bill Gates, dans la première édition de son livre The Road Ahead en 1994, avait minimisé le rôle de l'Internet avant de refaire en urgence une deuxième version datée de 1995 pour en chanter les louanges.
Il avait compris que l'Internet n'était pas une extension de l'ordinateur qu'il dominait, mais un nouvel espace de jeu. Tout acteur qui le dominerait créerait encore plus de valeur que Windows.

Rappelons que l'Internet a sauvé Apple de la faillite. En devenant l'ordinateur de choix avec les premiers WiFi, Apple allait devenir l'outil privilégié pour surfer sur l'Internet.
C'est exactement ce qui se passe avec l'IA générative. La valeur future ne se créera plus dans les téléphones mobiles, ni dans le cloud, fussent-ils souverains. Elle oblige chaque acteur du numérique à exister sur son terrain sous peine de disparaître ou de n'être qu'un simple gateway.
Voici ce que comprennent tous les GAFAM :
- Apple sait que l’IA va nous faire entrer dans l’ère post-iPhone,
- Google sait que l’IA rend son search moins nécessaire,
- Amazon sait que l’IA remet en cause la valeur de ses clouds,
- Facebook sait que l’IA détourne les utilisateurs de ses plateformes d’influenceurs,
- Microsoft sait déjà que le travail de demain ne se fera plus sur Office mais sur ChatGPT et, espèrent-ils, Copilot.
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Chacun des GAFAM sait que la révolution en cours les met en danger et doit apprendre à exister sur un nouveau terrain. Dans cette première phase, OpenAI est celui qui a le mieux tiré son épingle du jeu.

La souveraineté numérique du passé
Cette semaine, je suis passé à l'une des premières conférences de la rentrée sur le cyber et j'ai pu mesurer le décalage avec les discours sur la souveraineté numérique.
Elle est devenue un combat pour la préservation du cloud et d'un numérique d'hier. Comme si les transformations des trois dernières années et l'impact de l'IA sur le cyber n'existaient pas. La France n'est plus un village gaulois : elle vit dans un univers parallèle, comme dans la série Sliders, où l'IA n'aurait jamais existé.
Je n'ai jamais été un grand partisan du cloud, même si j'en ai été l'un des pionniers en France avec Jolicloud dès 2008, et évidemment dans les années 90 chez Sun.
La question est évidemment de savoir de quel software on parle.
- Pour des équipes d'excellence, souvent issues de startups, le cloud a permis de faire passer des produits de quelques millions d'utilisateurs à des centaines de millions, parfois jusqu'au milliard. Netflix, Dropbox, Snapchat, Uber ont réussi ce pari. Mais ils restent des exceptions.
- Pour tous les autres, le cloud s'est surtout résumé à une plateforme d'hébergement, permettant de réduire les coûts d'ingénierie, de contourner la bureaucratie et de tester rapidement des idées.
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Avec la plateformisation du cloud et la domination des plateformes américaines, ce qui était un avantage est devenu un fil à la patte. Un abonnement sur l'innovation que chaque entreprise et gouvernement doit payer. Et qu'il devra, si on écoute le président américain, payer encore plus cher.
Tout le paradoxe du cloud est là. Quand on pense au cloud, on voit quelque chose d'hyper sophistiqué capable de nous amener dans la modernité. En réalité, il nous emprisonne dans une forme de simplicité technique.
Pourquoi il faut changer de combat : de la souveraineté numérique à l'autonomie cognitive
Il y a toujours eu deux débats sur la souveraineté numérique.
Le premier débat concerne la capacité à créer des choses complexes et ambitieuses dans un monde où l'informatique se commoditise. Le basculement massif vers le cloud a fait perdre à l'Europe ce différentiel technologique. Quand tout le monde utilise les mêmes briques logicielles, où est la valeur ?
Or la leçon d'Apple, Nvidia ou Tesla est claire : la valeur se construit dans une complexité assumée. Ce qui est vrai en informatique l'est dans d'autres domaines.
Heuresement les choses changent .
Le second débat, celui qui occupe toutes les énergies, surtout celles des juristes, concerne l'hébergement des données sur des clouds étrangers. C'est devenu le combat unique des “défenseurs” de la souveraineté numérique.
L'impression domine que nous tournons en rond. Aujourd'hui, plutôt que de financer ce qui deviendra rapidement le passé de l'informatique, il vaut mieux concentrer les efforts sur son futur.
The New Internet
Nous avons la chance d'assister à un platform shift et un culture shift en même temps, c'est rare. Alors même que nous entrons dans un monde incertain et turbulent.
L'IA est une révolution technoculturelle. Ne pas en voir les deux aspects est à mon avis une erreur.
Nous vivons désormais dans un monde hybride où le logiciel déterministe coexiste avec la stack non déterministe des modèles de langage.
Ce métissage permettra non seulement à de nouvelles couches de services et d'intelligence d'exister, mais changera totalement notre utilisation quotidienne des machines et des produits.
AI made the smartphone dumb.
Le mobile a été le premier à en subir les conséquences. La perception de sa valeur intrinsèque, sans un service d’IA, est devenue négligeable. Pour 700 millions de personnes, leur chatbot est l’application la plus utilisée.
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Mais cela va bien plus loin qu’une perception.
Depuis ChatGPT, je n’utilise plus certaines applications, à commencer par mes traitements de texte et mes correcteurs orthographiques. La combinaison de la recherche, de l’édition et de la co-formalisation des idées se fait désormais dans trois applications dont l’une est un simple éditeur de texte.
Il n’est pas impossible que 80 % des logiciels que nous utilisions n’aient plus de valeur frontale. Avec les connecteurs que Claude teste sur ses utilisateurs payants, Office, nos clients mails et les logiciels seront juste des dépôts de données qui ont vocation à être connectés à un LLM.
La fin d'office ?
Face à cette accélération et à ce shift culturel, l’industrie de l’IA est face à un dilemme :
- pousser vers toujours plus d’intelligence, et compter sur elle pour combler les manques des produits actuels,
- ou stabiliser les outils actuels, et les enrichir de fonctionnalités, considérant que leur niveau d’intelligence dépasse déjà ce que les utilisateurs en tirent vraiment.
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C’est ce dilemme qui explique pourquoi Apple patiente, pourquoi Google s’inquiète, mais pourquoi OpenAI et Anthropic foncent.
Richard Socher, fondateur de you.com, a résumé l’essentiel : même si toute l’innovation des LLM s’arrêtait aujourd’hui, ce que nous avons crée depuis trois ans est déjà un progrès décisif dans nos vies quotidiennes.
Alors se pose la question : avons-nous déjà assez d’intelligence pour faire ce dont nous avons besoin ?
Vers l’autonomie cognitive
Voici aussi le paradoxe de l’industrie de l’IA en 2025.
OpenAI communique de plus en plus sur des produits pour les scientifiques et la recherche, tentant de démontrer l'intelligence accrue de ses modèles. Parallèlement, l'open source a émergé avec des niveaux d'intelligence équivalents à 4o et O3 de ChatGPT.
Elle nous oblige à nous demander :
- Et si nous nous emparions de cette intelligence déjà largement suffisante pour notre cerveau humain qui, lui, n'est pas extensible dans ses capacités ?
- Et si nous construisions un système qui nous permette d'en tirer parti de manière beaucoup plus profonde et structurée qu'un service en ligne ?
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Que se passe-t-il si l'Internet devenait un réseau connectant des clients basés sur des stacks d'IA distribuée ? Si, au lieu d'un navigateur web, nous avions un navigateur capable d'intelligence, de co-intelligence et de co-thinking ?
Et si c’était le top départ pour une nouvelle ère ?
Après l'Internet d'avant le web, le web, le Web 2.0, puis l'Internet monopolistique des quinze dernières années, s'ouvre une nouvelle stack plus ouverte. Jamais depuis l'ordinateur familial nous n'avions eu pareilles opportunités de construire des choses.
Dans ce nouveau monde, la vraie question n'est plus de protéger notre souveraineté numérique mais notre autonomie cognitive.
Les trois intelligences
Trois intelligences s’offrent à nous :
- Personnelle : sur nos machines, elles sont conditionnées au hardware et au logiciel pour les installer, mais cela évolue vite.
- À la demande : via des intelligences généralistes comme ChatGPT ou Claude, elles doivent monétiser leurs bientôt milliards d’utilisateurs “gratuits”.
- Super intelligence : très rapidement, poussée par le domaine scientifique et le monde militaire, elle deviendra un secteur à part entière et une bataille entre quelques gros acteurs. Pour la créer, comme l'expliquait Sergey Brin, cofondateur de Google, dans un monde où les données librement accessibles se tarissent, son avenir tient surtout à des prouesses algorithmiques futures, bref du hard coding.
Si la super intelligence est la nouvelle frontière de l'IA, elle ne sera peut-être pas accessible au commun des mortels puisqu'on parle de prix allant de 2000 dollars à 200 000 dollars par mois pour avoir un "datacenter de prix Nobel as a service".
Mais quelle que soit l'intelligence utilisée, la question reste la même : protéger l'autonomie cognitive deviendra le principal enjeu de la décennie.
Entropie croisée
L'IA inaugure un monde hybride. Après le non-déterminisme de la pensée humaine, et après soixante-dix ans de logiciel déterministe, nous entrons dans l'ère de l'entropie croisée.
D'un point de vue philosophique, nous entrons dans un monde de savoir nouveau. Le coût d'une mauvaise modélisation du réel devient la nouvelle échelle de valeur. Pour faire confiance aux modèles non déterministes, il faudra accepter d'intégrer l'approximation dans nos vies.
Mais comme l'expliquait le document fondateur des transformers, attention is all you need, toute connaissance est une approximation et la qualité d'une approximation peut se mesurer.
Conclusion
Le monde que nous construisons avec "les machines intelligentes" nous oblige à affronter la tension entre perception et vérité.
La seule question qui m'inquiète vraiment, c'est notre sous-investissement dans l'accès au réel. Qu'il se trouve dans les bibliothèques, dans nos observations du quotidien, dans la presse ou dans ce que les réseaux sociaux nous fournissent, il ne constitue pas forcément un socle suffisamment solide.
C'est peut-être aussi le futur combat des États : apprendre à valoriser le monde réel dans un monde où tout sera approximation.
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